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DÉSILLUSION

CHAPITRE CINQUANTE-NEUF

     On frappe à la porte. C'est Pong avec trois inconnus, tous jeunes hommes entre vingt-cinq et trente ans. Voici:
     Heng. Salut!
     Douth. Salut!
     Na. Salut!
     Monty et Say. Salut!
     Après les présentations de Pong, Say met son parka et sort en disant:
     - Je vais chercher de la bière!
     Dès les banalités, on arrive aux aventures personnelles des visiteurs qui sont aussi nouveaux immigrants rescapés du génocide.
     - Et où habitez-vous, Heng? demande Monty.
     - À l'hôpital Thoracique, rue Saint-Urbain.
     - Ah? Vous subissez un traitement! Mais votre maison?
     - C'est là! répète Heng non sans un certain humour. J'y suis depuis près de deux ans, depuis mon arrivée à Montréal!
     - Comment cela?
     - Quand j'étais arrivé sur le sol thaïlandais, les damruot, gardes-frontière, m'ont jeté en prison. Chaque matin, sans exception, quelqu'un venait m'attacher sur une planche et me rouer de coups de bâton sur le dos. Je ne comprenais pas. Je n'ai rien fait d'autre que de traverser la frontière!
     - Peut-être ils voulaient faire de toi un exemple? pour décourager les autres! observe Douth, un Cambodgien du Sud-Vietnam.
     Heng poursuit:
     - Quand les docteurs m'ont examiné, ils m'ont dit que mes deux poumons sont complètement bousillés! On se demande encore comment j'ai pu survivre.
     Say revient avec une douzaine de canettes de bière réfrigérée et en distribue à ceux qui en veulent.
     - Moi, j'avais eu plus de chance du côté du Sud-Vietnam! se raconte à son tour Na, un ex-Phnompenois tout frêle, au visage pointu. Je traversais sans problème la frontière vietnamienne. Quand j'arrivais à Saïgon, je trouvais refuge pour quelque temps dans la pagode Chantarainsi. Ensuite je descendais vers le delta, là où nos compatriotes sont les plus nombreux et vivent en communautés compactes.
     - À combien estime-t-on le nombre des Khmers du Vietnam? demande Pong. Deux millions?
     - Deux millions?! s'écrie Douth. Huit millions! Neuf millions! Les chiffres officiels mentent, on ne peut pas être moins nombreux que les Cambodgiens du Cambodge!
     Say veut savoir:
     - Et de quelle façon vivent-ils les Khmers du Kampuchea Kraum? Seraient-ils complètement assimilés?
     - Il y a des villages qui sont entièrement khmers! rapporte Na. Les marchands ambulants vietnamiens parlent cambodgien pour vendre quelque chose, car la grande-mère ou le grand-père qui leur achètent les nouilles impériales ou les rouleaux de printemps ne parlent pas du tout vietnamien... ou ne veulent pas le parler ¹ !

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¹ Le roi Chey Chetha (1618 - 1628), pour faire face aux menaces siamoises, épousa une princesse annamite et permit aux futurs Sud-Vietnamiens de s'établir à Prey Kor (Forêt-de-Kapok, Saïgon). Le grignotage venait de commencer! Les Annamites allaient bloquer la voie maritime du Mékong qui menait de la mer de Chine méridionale à la capitale khmère, étouffant ainsi les Cambodgiens déjà affaiblis par les luttes internes continuelles pour le trône.