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FOLIE DES GRANDEURS

CHAPITRE QUARANTE-SIX

     La Plymouth Valiant quitte Sault Sainte Marie, sur la jonction des lacs Huron et Supérieur, et se dirige vers Thunder Bay, Ontario. Ses occupants ont passé leur première nuit sous la tente à Sudbury. En ce début de juillet le temps est au beau fixe. Il y a d'autres automobiles sur la route, évidemment, mais rien de cette longue file de vacanciers roulant en deuxième vitesse entre Montélimar et Avignon, France, au même moment. Le Canada est immense. Il y a de la place pour tous les automobilistes.
     - Est-ce que tu crois au kamma ¹? demande Say à Monty qui tient le volant.
     - Oui! Je suis bouddhiste, moi aussi.
     - Je suis en train de subir le mien! Et dans cette vie même!
     - Tu crois? Comment cela? demande la femme.
     - Quand j'avais sept ou huit ans, j'ai vu sur la bougainvillée qui ornait l'entrée de notre propriété à Kampong Cham un nid de moineaux. Les petits accueillaient à grands chants joyeux les parents venus leur apporter la nourriture. Un jour, par jeu et par stupidité mais certainement pas par méchanceté, je prenais le chat et grimpais sur la bougainvillée. Arrivé au nid, je lâchais le chat qui se ruait sur les oisillons. Les malheureux essayaient de s'échapper en poussant des cris terrifiés. Le coeur trépidant d'horreur, je réalisais ma bêtise. Trop tard. Les petits oiseaux étaient déjà dans la gueule du félin. Quand les parents arrivaient, ils pleuraient à longs cris lugubres, toute la journée. Les larmes aux yeux, je brûlais des encens et les plantais au pied de l'arbuste en priant et en leur demandant pardon. Je pleure encore chaque fois que j'y pense.
     Et Say essuie ses larmes et assèche son nez avant d'ajouter:
     - J'ai détruit une famille de moineaux dans mon enfance. À présent, c'est ma famille qui a été annihilée.
     Retenant ses larmes, Monty explique son cas:
     - Ma mère est morte, je l'ai appris il n'y a pas longtemps. Je suis donc orpheline, mais j'ignore quel péché j'ai commis dans ma vie antérieure.

     La voiture commence à grimper sur des pentes qui semblent interminables. On est sur le plateau Batchawana qui offre en consolation un spectacle à couper le souffle. À droite, des précipices ou des versants rocailleux peu boisés. À gauche, une étendue azurée s'étirant à perte de vue jusqu'à l'horizon: le lac Supérieur. Mais qui a dit lacs? Cadillac, commandant français, en 1701, baptisa «Détroit» un endroit ² joignant deux de ces véritables mers d'eau douce où Étienne Brûlé, en 1620, ne cherchait pas moins qu'un passage pour... la Chine.
     Tout à coup Monty voit une automobile remorquant une caravane qui tente de la dépasser. En montée. Il n'y a pas d'autres voitures devant ni en sens inverse. Le conducteur pressé met toute la gomme, dépasse et, en laissant une marge de sécurité suffisante, revient dans le couloir de droite. À ce moment-là l'énergie cinétique et le pivot de remorquage font leur travail. La caravane se met à danser le twist sur toute la largeur de la chaussée. De longues secondes angoissantes passent avant que le téméraire réussit à rétablir l'équilibre. Heureusement la route est toujours déserte. Soulagés, les occupants de la Plymouth préfèrent avoir la caravane derrière eux plutôt que devant et accélèrent à leur tour. Mais toujours conformément au Code de la route.

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¹ Punition subie dans une vie pour un péché commis dans la vie antérieure (croyance bouddhique).
² Le poste fondé par Cadillac allait devenir la cité de Detroit, Michigan.