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Comment reconstruire
le Cambodge... et le Canada

© Copyright 1996         

IMMIGRANTE REÇUE

CHAPITRE DIX

     L'hôtesse de l'air tiqua quand Sam Monty lui a demandé de la bière. En seize ans de carrière c'est bien la première fois qu'elle aurait à servir une boisson alcoolisée à une très jeune Asiatique.
     - Vous êtes majeure? s'enquiert la dame.
     - Oui, j'ai vingt-trois ans, répond en souriant la jeune fille qui ouvre son sac à main et cherche son passeport.
     - Oh! Ça va! Je vous crois!
     Et l'hôtesse s'éloigne en roulant les yeux d'ébahissement. Il fait chaud dans l'avion. Les rayons solaires entrent abondamment par les hublots non encore masqués et la climatisation ne suffit plus à endiguer la radiation. Au passage, la dame en uniforme à rayures blanches et rougeâtres sert des boissons à quelques passagers de la rangée centrale avant de tendre un verre en plastique déjà rempli à Sam Monty en lui disant:
     - Très belle journée pour visiter Montréal!
     - Sans doute, mais j'y vais en immigrante.
     - Ah! fait simplement l'hôtesse.
     Monty sirote sa bière, l'air le plus naturel du monde. Ses voisins de droite, un couple de Canadiens rentrant de Paris, n'y prêtent aucune attention, occupés à chercher des points de repère au sol. Leurs deux enfants, une fille et un garçon, somnolent dans les fauteuils de la rangée précédente. C'était cette famille qui apprit à la Cambodgienne son premier mot franco-canadien:
     - Maman! L'avion est cancelé! cria en français la petite fille.
     La maman accourut et leva les yeux sur le tableau Départs.
     - Eh oui! L'avion est cancelé! approuva la jeune dame.
     C'était à l'aérogare Charles-De-Gaulle. Le DC-8 avait des ennuis de moteur et l'on devait attendre le Boeing 747 qui venait de Zürich. C'est ainsi qu'avec deux heures de retard l'avion Air Canada, vol 602, amorce ses approches vers l'aéroport de Dorval.
     - Vous verrez! Montréal ressemble beaucoup aux villes européennes. Il n'y a pas beaucoup de gratte-ciel comme à New York, dit le mari à Sam Monty qui a lié conversation avec le couple.
     Elle a appris par exemple que c'est une famille d'origine irlandaise vivant à Ottawa et qu'ils vont prendre la correspondance pour cette ville. Le bruit des réacteurs change de tonalité et l'avion penche fortement vers la droite. Monty se hisse un peu plus sur son siège et tente de voir par-dessus les épaules des autres les carrés des propriétés, les toits en triangles des maisons, les bandes parallèles des rues, les voitures minuscules comme des puces. L'atterrissage est dans quelques minutes.

*
     Sam Monty, vingt-trois ans, célibataire, ingénieure diplômée en génie civil de l'Institut national des sciences appliquées de Lyon, est une jeune fille brillante. Toujours première de sa classe au Cambodge, elle obtint une bourse du gouvernement khmer en 1969 et fut recommandée à l' INSA, alors nouvellement créé, par son professeur de mathématiques, un Lyonnais. Fille unique, sa mère lui interdisait de rentrer au pays après la mort de son père, un officier sorti des rangs, tué dès les premiers jours de la Guerre du Cambodge (1970-1975). Sortie de l'INSA en 1973, elle passait plusieurs mois à chercher du travail en France, sans succès. Puis des annonces dans un journal disaient qu'on recrutait des immigrants pour l'Australie et le Canada. Monty écrivit aux deux ambassades. L'Australie répondit non, le Canada oui.
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