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UNE VIE NOUVELLE

CHAPITRE UN

     Yèm Say rouvre les yeux sous l'effet des jets de lumière à intervalle régulier venant de la fenêtre de l'autobus, à sa gauche. On doit s'approcher de Calgary. Depuis Medecine Hat, il s'est endormi après être descendu se dégourdir les jambes et se restaurer un peu à la cantine de la gare routière. L'autocar file encore à toute allure. Say presse le pouce et l'index sur son nez, serre les lèvres et donne un souffle pour dégager ses oreilles bourdonnantes. Maintenant les bruits se font plus distincts, plus forts. Regardant à droite, il reconnaît l'Amérindien qui est monté à bord en même temps que lui à Montréal. Ce dernier ne dormait pas. Ou il s'est aussi réveillé.
     - Vous descendez à Calgary? demande Say en anglais.
     - Non. Je prends un autre autobus pour le Nord.
     - Pour Edmonton?
     - Non! Je vais au Nord!
     "Alors ça doit être Whitehorse ou Yellowknife. Peut-être quelqu'un qui est allé voir de la famille ou des amis à Kanesatake après les événements d'Oka," pense sans insister Yèm Say. On est au début de septembre 1990. La nuit est déjà très fraîche. Quand l'autobus franchit le périmètre du Terminal, le grand panneau d'affichage lumineux indique: 23 h 34, 9° C. Les passagers continuant vers Vancouver ont une heure pour se relaxer, vérifier les bagages et changer d'autocar. Non, Yèm Say ne s'arrête pas à Calgary ni n'a envie d'y faire brièvement un tour, pour voir. Calgary il l'a déjà vu, l'a connu, l'a vécu. Il y a de cela dix ans. Say n'est pas nouveau au Canada, il y est pendant assez de temps pour se sentir canadien à part entière.
     Les préposés ont fini de décharger et répartir dans des chariots les bagages selon leurs destinations. Say va s'assurer que les siens sont bien là avant de retourner faire les cent pas dans la salle d'attente. Il n'a pas apporté grande chose, rien que le strict minimum nécessaire. En fait il a tout laissé à Montréal. Tout. Y comprise Monty, cette femme à la fois maudite et fascinante qui a si profondément marqué sa vie. Sonne l'heure de repartir. L'autobus est archi-plein. Avachi déjà par deux nuits et deux jours de trajet, notre voyageur s'enfonce dans son siège et essaie de trouver le sommeil. Une nuit de plus et il sera à Vancouver, ville qu'il n'a pas encore connue et qui va être le site d'une expérience qu'il s'est promis: refaire sa vie.