Réformer le bouddhisme khmer    
 
   
 


E - LA PAGODE ET LES NOVICES

        Quand, en 1181 A.D. Jaya Varman VII devint bouddhiste et roi, il répéta l'erreur de ses prédécesseurs, laquelle était reprise par tous ses successeurs et qu'on voit encore aujourd'hui dans plusieurs pays du monde : l'utilisation de la religion pour des fins politiques. Jaya ne se fut pas proclamé moins que bodhisatva, l' être qui allait entrer, à sa mort, dans le Nirvana. Bodhisatva, lui Jaya qui venait tout juste de semer la mort parmi les occupants de son pays. Comme "Commandeur des croyants bouddhistes" du Kampuchea, il se devait de prendre sous sa protection les bonzes, les bhikkhu qui, par définition dans les Vinaya du Tri Pitaka, ne devaient être que des mendiants. Ainsi a commencé la floraison des pagodes à travers tout le Cambodge.
        Au XIXe siècle, le monastère bouddhiste était aussi l'école. Des familles paysannes (pas toutes) y envoyaient un de leurs fils, à douze ans, prendre l'habit de nén, de novice. Pourquoi douze ans ? Parce que c'est seulement à douze ans que l'enfant khmer fêtait son ... premier anniversaire. De cycle (khourb). En effet, nous avons au cours des siècles adopté conjointement et les douze signes astrologiques chinois et le système décimal hindou. Si vous êtes né à la cinquième lune croissante du mois de chés de l'année (chinoise) du serpent et èk sak (année Une hindoue), il faudra attendre la prochaine année (chinoise) du serpent et donc tri sak (année Trois hindoue) [iii] pour souffler vos premières douze bougies. Jusqu'à la génération des parents des babyboomers, on croyait à tort que l'enfant ne pouvait pas apprendre et avoir de la discipline avant cet âge. Ainsi, des adolescents crétinisés (selon les psychologues modernes) et complètement incultes de douze ans venaient habiter la pagode, y apprenaient à écrire, à lire et à calculer (les 4 opérations) tout en observant des Sila (plus que les religieuses mais moins que les bhikkhu). Selon la croyance, les parents retireront dans leur prochaine vie des mérites en envoyant leurs fils dans les ordres. Suivant les cas, les nén continuaient et étaient pleinement ordonnés bhikkhu à vingt et un ans, ou s'arrêtaient et revenaient à la vie laïque. Au village, les anciens nén étaient appelés antit (raccourci quelque peu diminutif de pandit) ; leurs parents analphabètes les vouvoyaient en employant le pronom personnel LauK KohN (Monsieur mon fils) et comptaient sur eux pour donner à la famille une plus haute situation sociale.
        Tard dans l'époque coloniale, l'enseignement laïque obligatoire fut instauré. Après la Première guerre mondiale, des Cambodgiens sortant de l'école primaire avec un certificat d'étude avaient en moyenne vingt ans et devenaient des msir (monsieur : instituteur). Les plus fortunés continuaient au collège Sisowath de Phnom Penh, sortaient après redoublements à vingt-cinq ans avec le DESPC, étaient nommés théi (secrétaire de résident) ou sophea (magistrat) et devenaient par la suite sinon gouverneurs de province et ministres, du moins hauts fonctionnaires ou généraux du Royaume puis de la République, jusqu'au 17 avril 1975.

F - LES BONZES KHMERS ET LE CHEMIN INVERSE

        Le Vénérable Mèn, né en 1882, était qrou sotr (chargé de cours) d'une pagode de la ville de Kampong Speu. À ce titre, il enseignait en pali les versets et prières aux jeunes bonzes et assumait les responsabilités de chef-adjoint de sa pagode. Il voyait assez souvent, au cours des cérémonies religieuses, une oubasika (croyante) nommée Mel, née en 1897, venue avec ses parents. En 1913, Ven. Mèn quitta les ordres ; sa famille et celle de Mlle. Mel arrangea ensuite le mariage des deux célibataires. Peu après, M. Mèn entra, sans salaire aucun, au service d'un mandarin, Lauk Ajnha Mao ; en khmer cette action a pour nom phqoab (courtiser) : c'était le moyen traditionnel d'obtenir un poste officiel. Deux années plus tard, grâce aussi à sa connaissance de la langue thaï, M. Mèn fut envoyé comme yokbatt à Koh Kong. De ce tremplin, M. Mèn poursuivait sa carrière à Svay Rieng pour la finir à Phnom Penh comme krala banhji phot lékh (greffier hors classe). Ses enfants (et/ou leurs conjoints) passaient par le collège Sisowath, plusieurs de ses petits-enfants (et/ou leurs conjoints) ont fait l'université et les deux générations faisaient partie de l'oligarchie cambodgienne.
        J'ai bien connu Lauk Achar Mèn [iv] et sa famille. Son cas était loin d'être rare au Cambodge. On pouvait estimer, sans grosse erreur, qu'à chaque année la moitié des moines bouddhistes khmers revenaient à la vie laïque, et des bonzes nouveaux prenaient les places vacantes. Ça a toujours été comme ça et c'est accepté par tout le monde. Siddharta avait tout, avait goûté à tout : le sexe, la vie familiale, la profession ; il avait tout abandonné pour chercher la spiritualité. La moitié des bonzes cambodgiens faisaient exactement le chemin inverse de celui de Bouddha : ils entraient à la pagode chastes, célibataires, pauvres et analphabètes ; ils en sortaient éduqués et cherchaient à goûter au sexe, à la vie familiale et à obtenir un emploi.

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[iii] L'année Dix hindoue est dite samritthi sak, année de la remise à zéro, et le cycle reprend. Une table de correspondance entre les années du seigneur (A.D.) et celles du calendrier lunaire khmer est disponible dans la revue Khmer, publiée par l'Association pour le maintien de la culture khmère (A.M.C.K.), 1977, Paris.
[iv] Tous les noms ici sont des pseudonymes.

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